Une nouvelle Constitution pour la Turquie ?

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Les enjeux politiques d’une démocratisation

Sabri CIGERLI

Poursuivant l’objectif de devenir une puissance politique et économique mondiale et prise sous la pression des exigences de l’Union Européenne, la Turquie est aujourd’hui à la recherche d’un modèle démocratique. Le changement de Constitution est devenu une préoccupation première de la plupart des acteurs politique intéressés à remettre en cause le constitutionnalisme sécuritaire.

Le nouveau contexte politique ouvert par l’arrivée du Parti pour la justice et le développement (AKP) à la tête du gouvernement en 2002 a produit un débat sur le rôle des institutions et sur le contenu de la Constitution. Ne disposant pas d’une majorité suffisante lui permettant de réviser seul la Constitution, l’AKP a associé les autres partis à ce nouveau projet constitutionnel. Actuellement, la plupart des acteurs politiques, qu’ils soient islamistes, nationalistes, pro-Kurdes se déclarent favorables à l’adoption d’une nouvelle Constitution qui dépasse celle du 12 septembre 1980 dont les multiples réformes ont atteint leurs limites.

La question centrale est de savoir si le projet de révision constitutionnelle va déboucher sur l’adoption d’une constitution militaire « démocratisée » ou d’une constitution entièrement civile. Pour répondre à cette interrogation, il importe dans un premier temps de retracer la succession des principales révisions constitutionnelles qui ont jalonné l’histoire politique de la République turque depuis les années 1920. On pourra mieux identifier et comprendre les grands axes sur lesquels la réforme de la Constitution de 1982 s’organise. La capacité des pouvoirs exécutif et judiciaire à s’autonomiser et se détacher de la tutelle militaire, la question kurde et la question de la liberté de religion et de conscience sont les thèmes majeurs qui s’imposent dans la redéfinition des règles constitutionnelles dans le contexte national, régional et international.

Les changements constitutionnels : une ressource politique pour l’armée turque

La Turquie a toujours entretenu des débats constitutionnels. Depuis le démantèlement de l’Empire Ottoman, le pays a connu cinq constitutions en moins de cent ans entre 1920 et 2012. Toutes ces constitutions ont fait l’objet de révisions. La Constitution du 20 janvier 1920 a été révisée une fois, la Constitution du 20 avril 1924, cinq fois, la Constitution du 9 juillet 1961, sept fois, et la dernière, celle du 7 novembre 1982, 17 fois. Les réformes constitutionnelles ne sont pas aussi fréquentes dans d’autres pays. Les Etats-Unis sont exemplaires d’une stabilité constitutionnelle : la première Constitution est toujours en vigueur depuis 1787, soit 225 années après avoir été proclamée.

Adoptée avant la proclamation de la République turque, la loi de 20 janvier  1921dite « Loi d’organisation fondamentale » (Teşkilât-ı Esasiye Kanunu) – est considérée comme la première constitution turque. La construction d’un nouvel Etat qui proclame la souveraineté de la nation turque est annoncée le 23 avril 1920. La République turque est proclamée le 29 octobre 1923 par un amendement à cette loi. Comme le remarquent Ece Göztepe et Aykut Celebi, « la proclamation de la République le 29 octobre 1923 est réalisée suite au changement effectué dans cette constitution souple »[2]. La loi d’organisation fondamentale  sera considérée en son temps comme la constitution la plus démocratique. Une nouvelle constitution est adoptée le 20 avril 1924. Suite à la proclamation de la République turque, la nation turque est affirmée au détriment de la reconnaissance des minorités. Les conflits militaires s’étant atténués, la nouvelle République n’intègre pas les revendications des minorités. Une fois les fondements de la République consolidés, les Kurdes qui représentent la plus grande minorité de Turquie ne seront ni considérés comme un peuple fondateur de la République à côté des Turcs, ni considérés comme minorité. Ignorés, ils seront sans statut minoritaire.

Cette constitution restera en vigueur jusqu’au coup d’Etat militaire du 27 mai 1960. Bien que rédigée sous l’égide des militaires, la constitution qui est adoptée par référendum le 9 juillet 1961 contient quelques règles qui marquent un début de démocratisation. Pour la première fois, les droits et les libertés fondamentaux sont posés suivant les normes européennes. Les droits des individus face à l’Etat sont renforcés. La protection de la vie privée, la liberté de croyance et de pensée sont citées. L’autonomie de la radio et de la télévision turque (TRT) ainsi que celle des universités sont mentionnées. Certains spécialistes considèreront cependant que les mécanismes qui président au bon fonctionnement démocratique gagneraient à être précisés.

La Turquie était traversée durant cette période par de grandes manifestations étudiantes qui faisaient suite au mouvement de mai 1968 qui avait éclaté en France et dans le monde. Issu des cercles politiques civils et hostile au régime militaire, Süleyman Demirel qui sera Premier ministre à plusieurs reprises entre 1965 et 1993 et qui deviendra Président de la République en 1993, déclara à de nombreuses fois durant les années soixante-dix que la Constitution de 1960 était trop démocratique pour la période que traversait la Turquie.

S. Demirel sera lui-même renversé par deux coups d’Etat. Le premier, qui intervient le 12 mars 1971, conduit à la suppression des articles les plus démocratiques. Ils sont remplacés par d’autres plus rigides. Les fameux tribunaux de Sureté d’Etat (Devlet Güvenlik Mahkemesi – DGM), sont créés à cette période. Le second se produit le 12 septembre 1980. Selon Ece Göztepe et Aykut Celebi, on assiste alors à un véritable recul démocratique : « La Constitution de 1961 a été fortement influencée par les constitutions faites après la seconde guerre mondiale telle que les constitutions du Japon de 1946, d’Italie de 1948, d’Allemagne de 1949 qui ont formulé la démocratie. (…) Mais les changements qui ont été effectués dans la Constitution en 1971 et 1973 ont fortement porté atteinte à la philosophie de cette constitution démocratique »[3].

Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 donne lieu à l’adoption d’une nouvelle constitution par le référendum le 7 novembre 1982. Les militaires désireux de restreindre le champ des libertés et d’institutionnaliser leur influence redéfinissent les institutions politiques. Les critiques les plus virulentes considèrent que cette constitution est contraire à la démocratie, qu’elle restreint les droits de l’homme, viole la règle de droit, détruit l’indépendance de la magistrature. Bien que révisée 17 fois, elle est considérée comme portant de nombreuses limitations aux droits et libertés fondamentales en ce qu’elle affirme notamment la suprématie de l’Etat au détriment des intérêts individuels et des minorités. De nombreux constitutionnalistes feront état des atteintes à la démocratie. Selon, Serap Yazici, « la Constitution de 1982 a laissé un héritage autoritaire. On ne peut pas anéantir cet héritage avec des changements partiels. (…) Seule une nouvelle constitution peut répondre aux attentes démocratiques respectueuses des Droits de l’homme »[4]. Pour sa part, Atilla Yayla, professeur des universités, considère qu’elle n’est ni légitime, ni démocratique[5].

Les militaires et la refonte de la Constitution de 1982

Les militaires qui se posent comme les protecteurs de la République laïque et de l’héritage kémaliste depuis la création de la nouvelle république Turque en 1923, ont ainsi été à l’origine de quatre coups d’Etat qui ont marqué l’histoire politique turque. Cette vision est partagée par une grande partie de la classe politique conservatrice. Pour asseoir leur pouvoir, les militaires doivent alors disposer d’institutions et de règles constitutionnelles pour pouvoir diriger le pays. L’armée turque qui se considère comme le garant du kémalisme revendique ouvertement un rôle constitutionnel.

Dans le contexte ouvert par le dernier coup d’Etat de 1980, les militaires vont s’engager dans la préparation d’une nouvelle constitution moins libérale que celle de 1960. Approuvée par 92 % des électeurs par référendum le 7 novembre 1982, elle ne fait dans ce climat répressif l’objet d’aucune critique que ce soit de la part des partis politiques, de diverses organisations ou encore de militants et intellectuels. Pour le professeur constitutionnaliste Ergun Özbudun, le référendum de 1982 est un référendum douteux dans lequel les militaires sont soupçonnés d’avoir triché[6]. Les partis politiques sont dissous, les syndicats interdits, la presse muselée. Plutôt que d’instaurer la démocratie, le nouveau texte reconnait un rôle éminent à l’armée en renforçant le pouvoir du Conseil de sécurité nationale (CSN) (en turc, Milli Güvenlik Kurumu – MGK). Par cette institution non élue fondée en 1961, l’armée dispose d’un véritable droit de regard sur les institutions de la République. Constituée à la fois de militaires et de civils tels que les membres du gouvernement et le Président de la République, cette émanation de l’autorité militaire donne des avis principalement sur ce qu’elle identifie comme deux menaces internes, à savoir la question kurde et l’islam politique. Elle a par ailleurs jusqu’à ces dernières années joué un rôle primordial dans la définition de la politique extérieure de la Turquie.

Les pressions de l’Union européenne

Les réformes constitutionnelles sont apparues dans les années 1980 pour démilitariser et démocratiser les institutions turques en préparation d’un rapprochement de la Turquie à l’Union Européenne. Les accords avec l’Europe prennent alors à partir de cette date un rythme soutenu. En 1987, la Turquie présente une demande d’adhésion à la Communauté européenne. En 1995, un accord d’union douanière avec l’Union Européenne est signé et ratifié. La candidature de la Turquie à l’Union Européenne est officiellement reconnue le 12 décembre 1999 lors du sommet européen d’Helsinki. Les négociations débutent le 3 octobre 2005. En énonçant de manière formelle et officielle la vocation de la Turquie à être candidate à l’UE, ces accords entraînent la Turquie sur la voie d’importantes révisions constitutionnelles successives. Les gouvernements turcs successifs sont ainsi contraints de réviser la Constitution afin de remplir les critères exigés pour l’ouverture de négociations d’adhésion. Les exigences portées par l’UE contenus dans les critères de Copenhague joueront ainsi un rôle moteur dans toutes ces révisions.

Depuis lors, la demande d’adhésion à l’UE alimente le débat sur une réforme constitutionnelle. Cette emprise de l’UE sur la Turquie contraint les dirigeants turcs à opérer des changements afin de se mettre en accord avec les exigences de démocratisation. A peine approuvée par référendum en 1982, les premières révisions apparaissent. Elles seront  fondamentales tant par leur ampleur que par leur contenu. Concernant près d’un cinquième des articles de la loi fondamentale turque, elles touchent notamment au préambule de la Constitution et une trentaine d’articles. Avec notamment la suppression du double régime de limitation des droits et libertés établi par l’article 13 de la Constitution, la Turquie se rapproche alors des standards européens en matière de protection des droits et libertés. Selon le traité d’Helsinki (l’UE), les organes de l’Etat doivent être placés sous le contrôle des autorités civiles et non pas des militaires. Ce principe motivera le gouvernement turc à se débarrasser plus facilement des institutions contrôlées par les militaires.

En 2001, le statut du CSN est modifié. Le coup d’Etat du 12 mars 1971 avait notamment été signé par le CSN. Le gouvernement turc entend se débarrasser de cette institution qui est un handicap pour la démocratisation du régime et empêche les bonnes relations avec l’Union Européenne. Trois changements majeurs sont opérés. Ce dernier perd son pouvoir d’injonction et devient un organe majoritairement composé de civils doté d’une compétence strictement consultative. Alors que le Conseil était auparavant constitué de cinq civils et de cinq militaires, les vices premiers ministres et le ministre de la Justice sont intégrés dans le conseil. Le gouvernement n’est donc plus obligé de respecter ses décisions. Par ailleurs, dans cette même révision, le chapitre consacré aux droits et libertés est amplement remanié. La réforme de 2001 engage donc un processus de démilitarisation qui vise à l’établissement d’un Etat de droit en Turquie.

L’arrivée de l’AKP au gouvernement

Le processus de révision constitutionnel va connaître un approfondissement significatif en 2002 directement lié à l’arrivée à la tête du gouvernement de l’AKP. Ce parti obtient aux élections législatives du 3 novembre 2002, 363 sièges (soit 34,3 % des suffrages exprimés). A peine arrivé au pouvoir, l’AKP organise une première révision constitutionnelle. Le but est de donner au leader du parti, Recep Tayyip Erdoğan, alors sous le coup d’une interdiction électorale, la possibilité de se présenter à une élection primaire de façon à pouvoir réintégrer la Grande Assemblée Nationale de Turquie. Cette révision dictée certes par des préoccupations très partisanes sera néanmoins soutenue par l’opposition. En août 2003, dans le cadre de l’harmonisation avec l’Union Européenne, le conseil se réunira seulement une fois tous les deux mois, alors qu’il ne se réunissait qu’une fois par mois auparavant. Certains pouvoirs du chef de l’Etat major de l’armée au sein de CSN sont également donnés au premier ministre.

Le nouveau contexte politique ouvert par l’arrivée de l’AKP à la tête du gouvernement ouvre un débat sur les changements constitutionnels qui trouve un écho d’autant plus important que l’Union Européenne exige déjà des réformes démocratiques des institutions turques. La réforme du CSN qui va s’engager est de ce point de vue une réponse aux pressions de l’Europe qui cherche à en faire un simple organe consultatif sans autorité particulière. Cette mesure arrange le gouvernement islamiste de Recep Tayyip Erdoğan, le premier ministre dirigeant de l’AKP, qui veut exclure les militaires de la vie politique et les renvoyer dans leurs casernes. R. T. Erdoğan est en effet de plus en plus gêné par le CSN qui critique l’action de son gouvernement dirigé par des responsables politiques issus de la mouvance islamiste. Dans ce contexte, le Conseil s’arrogeait un véritable droit de contrôle, de surveillance et de pression dans les affaires du gouvernement aussi bien intérieures qu’extérieures. En ce qu’il avait été créé pour protéger le caractère séculaire de l’Etat turc, il pouvait remettre en cause l’existence même d’un gouvernement, et constituer une limite à l’Etat de droit et la démocratie. Le 28 février 1997, il contraindra le premier ministre Necmettin Erbakan, issu du parti islamiste Refah, à la démission[7]. La chute du gouvernement sera suivie par la dissolution du Refah par la Cour constitutionnelle qui avait précédemment eu recours au même procédé à l’encontre de partis politiques qui avaient été considérés comme d’inspiration islamiste et séparatiste tels que les partis Milli Selamet, Nizam, Refah, Fazilet, Hadep, Dehap, Emek etc. De la même façon, sur le plan international, le CSN n’hésitait pas à s’immiscer dans les pourparlers relatifs au problème chypriote en cherchant notamment à faire obstacle au plan « Annan » mis en place pour régler le différend qui opposait la Grèce à la Turquie.

Cependant, on ne peut pas dire que toutes les réformes démocratiques sont exécutées par le parti islamiste. Les gouvernements précédents, y compris ceux qui faisaient coalition avec le MHP de Devlet Bahçeli avaient approuvé et soutenu des révisions constitutionnelles exigées par l’Union Européenne. Ainsi, l’harmonisation avec l’Union Européenne commence avant même l’accès au pouvoir de l’AKP. Le 3 août 2002, la peine de mort est abolie par le gouvernement de Mesut Yilmaz, juste avant l’élection législative du 2 décembre 2002 qui marquera l’arrivée au pouvoir de l’AKP. Mais en 2004, avec la révision constitutionnelle, le parti islamiste de R. T. Erdoğan va plus loin. L’égalité entre hommes et femmes est affirmée devant la loi et la liberté de la presse renforcée. La suprématie du droit international sur le droit national est également reconnue. La référence à la peine de mort est supprimée dans la Constitution. Alors que le CSN avait à sa tête depuis 1939 un secrétaire militaire, une personnalité civile est dorénavant nommée. Tristement connue par son arbitraire, la Cour de sûreté de l’Etat (Devlet Güvenlik Mahkemesi – DGM), est quant à elle dissoute.

L’impératif démocratique et les révisions de la Constitution de 1982

Toutes ces révisions font aujourd’hui de la Constitution un patchwork qui attise les critiques de l’ensemble de la classe politique turque. Sur les 194 articles que le texte constitutionnel contient, 80 articles ont été modifiés, trois supprimés et trois autres ajoutés. Le gouvernement de l’AKP a compris que la réforme constitutionnelle constitue un levier pour asseoir son projet politique visant à s’affranchir de la tutelle militaire et de se rapprocher de l’Union Européenne. 

Les réformes démocratiques tant à l’intérieur avec la question kurde ou à l’extérieur avec les questions arménienne et chypriote ont contribué à augmenter la légitimité politique de l’AKP. Ainsi, depuis 2002, l’AKP n’a perdu aucun scrutin et a vu régulièrement son nombre de voix augmenter aux élections législatives et locales. En 2007, le parti a accédé à la Présidence de la République. Il ne connaîtra une baisse d’influence que seulement à l’occasion des élections municipales du 29 mars 2009.

La démocratisation à l’épreuve des partis nationalistes et de l’armée

Cependant, la démocratisation et la démilitarisation de la vie politique turque par l’AKP n’a pas été aisée. Réviser la Constitution a été un exercice difficile. Le gouvernement a dû affronter deux obstacles que représentent les partis d’opposition, en particulier le Parti républicain du peuple  (Cumhuriyet Halk Partisi – CHP) ainsi que la hiérarchie judiciaire qui s’est systématiquement placée aux côtés du CHP et de la hiérarchie militaire à plusieurs occasions, notamment lors de la crise de 2007. Depuis le référendum de 2010, le pouvoir de la Cour Constitutionnelle a été réduit. Le nouveau président du CHP, Kemal Kilicdaroglu, qui a succédé à Deniz Baykal qui avait été contraint à la démission après avoir été compromis dans des scandales, s’est montré plus coopératif avec le gouvernement conduit par l’AKP.

L’affrontement entre partis politiques laïques et l’AKP atteint un summum lors de la « crise présidentielle » de 2007 par laquelle l’opposition intéressée à contenir l’influence politique grandissante de l’AKP saisit la Cour constitutionnelle pour annuler l’élection du nouveau Président de la République. Cette crise remonte au premier tour de scrutin pour l’élection du Président de la République par les parlementaires qui s’est tenue le 27 avril 2007. Abdullah Gül, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, membre de l’AKP, qui était le seul candidat en lice recueille 357 suffrages sur les 361 députés présents. Pour leur part, les députés du Parti républicain du peuple (CHP), ainsi que la plupart des députés présents du MHP et du Parti de la paix et de la démocratie (BDP), parti pro-kurde, boycottent l’élection.

Le CHP dépose alors un recours devant la Cour constitutionnelle, pour faire annuler le vote. Il invoque le fait que les deux tiers des membres de la Grande Assemblée nationale (soit 367), n’étaient pas physiquement présents lors du premier tour du scrutin. L’armée, par la voix du général Yasar Büyükanit, chef d’état-major des armées, rend public le soir du premier tour le 12 avril 2007 un communiqué qui sera connu généralement sous le nom de « Mémorandum de minuit » dans lequel elle entend se poser comme garante des institutions et protectrice de l’Etat laïc. Le général Y. Büyükanit déclare sous la menace : « En cas de nécessité, les forces armées exprimeront clairement et nettement leur position et agiront en conséquence. Nul ne doit en douter. Tous ceux qui s’opposent à la conception du grand fondateur de notre République, Atatürk, sont les ennemis de la République et le resteront ». Il conclut alors « qu’il faut être en réalité attaché à la République mais pas seulement en parole. (…) Dans cette affaire, l’armée turque est partie prenante et est défenseur de la laïcité »[8].

Selon Ergun Özbodun, « En Turquie, la laïcité imposée existe avec ses institutions, dans la constitution et dans les lois. (…) Beaucoup soutiennent encore ce fait. La lutte entre les laïcs imposants et les laïcs pacifistes continue encore aujourd’hui »[9].

De leur côté, les forces laïques qui rassemblent diverses associations et organisations qui se considèrent elles-mêmes comme un rempart à l’intégrisme lancent un appel à la mobilisation. Près d’un million de personnes se rassemblent dans les rues d’Istanbul, d’Ankara. Les Meeting (manifestations) de la République (Cumhuriyet Mitingleri) dénoncent l’élection d’Abdullah Gül à la Présidence de la République et apportent leur soutien aux forces armées.

Le pouvoir judiciaire comme force politique

Le 1er mai, la Cour constitutionnelle, annule le premier tour de l’élection présidentielle. Le premier ministre R. T. Erdoğan déclare qu’il se soumet à cette décision qu’il qualifie néanmoins de « balle tirée contre la démocratie ». Le processus électoral présidentiel est annulé. Les parlementaires de l’AKP convoquent alors des élections législatives anticipées comme issue de crise le 22 juillet 2007. L’AKP recueille 46,30% des suffrages et obtient la majorité absolue au Parlement avec 341 sièges. Le parti sort ainsi victorieux du bras de fer qui l’opposait aux militaires et au CHP. Il présente de nouveau, le 28 août 2007, Abdullah Gül comme candidat à la présidence. Ce dernier recueille 339 voix des parlementaires sur 550 et devient le 11ème Président de la République turque.

Cette crise conduit le Premier ministre, R. T. Erdoğan, à engager par l’intermédiaire du Parlement une réforme constitutionnelle adoptée par référendum, le 21 octobre 2007. Elle prévoit la réduction du mandat des parlementaires de 5 à 4 ans (et donc l’organisation des élections législatives tous les 4 ans) ainsi que la réduction de l’âge d’éligibilité des députés de 30 ans à 25 ans. La réforme prévoit également l’organisation de l’élection du Président de la République au suffrage universel pour un mandat de 5 ans renouvelable une fois, et non plus au suffrage indirect par l’Assemblée Nationale, pour un mandat unique de 7 ans.

Par la suite, une nouvelle réforme de la Constitution (la 17ème révision majeure) portant sur un paquet de 27 articles, est proposée le 12 mai 2010 par le Président de la République Abdullah Gül, puis approuvée par un référendum le 12 Septembre 2010. La révision vise avant tout à modifier le fonctionnement des institutions judiciaires, en particulier celui de la Cour Constitutionnelle et du Haut Conseil des Juges et des Procureurs. Le texte soumis au référendum retire à la Cour Constitutionnelle, la seule institution judiciaire, le monopole de la décision de dissoudre les partis politiques. La cour constitutionnelle ne peut plus interdire un parti politique avec la même facilité qu’auparavant. L’interdiction d’un parti politique n’équivaut plus à l’exclusion de ses adhérents de la vie politique.

Jusque là, les membres qui composent la Cour constitutionnelle étaient nommés par le président de la République sur la base de listes présentées par différentes institutions qui relèvent principalement de la haute magistrature. Dorénavant, les différentes institutions que sont la Cour Suprême, le Conseil d’Etat, la Cour suprême d’Etat, la Haute Cour d’administration militaire, le Conseil de l’enseignement supérieur, la Cour des comptes présentent elles-mêmes leurs candidats au président de la République qui choisit parmi eux. Il désigne lui-même également quatre membres parmi des avocats indépendants.

Cette révision augmente le nombre des membres de la Cour constitutionnelle de 11 à 17 (parmi lesquels 3 sont nommés par le Parlement). Elle prévoit également le recours citoyen. Quiconque, qui après avoir épuisé les voies de recours ordinaires, estime qu’un de ses droits fondamentaux est violé par une norme législative peut saisir directement la Cour.

L’autre point important de la révision concerne le Haut Conseil des Juges et des Procureurs (HSYK). Le HSYK a pour mission de contrôler la bonne administration de la justice par les magistrats et les procureurs. Jusque là, les décisions prises par le HSYK n’étaient susceptibles d’aucun recours. Comprenant 7 membres, il restait sous la coupe du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation.

La réforme du HSYK détache alors cette institution de l’influence politico-militaire. Le Conseil passe ainsi de 7 à 22 membres parmi lesquels 4 sont nommés par le Président de la République. Le corps des magistrats inférieurs se voit accordé la possibilité d’envoyer un certain nombre de membres siéger au sein de cet organe aux côtés de leurs collègues des juridictions supérieures. La Cour de cassation et le Conseil d’Etat perdent ainsi le pouvoir qu’ils avaient sur le HSYK. La composition se fait dorénavant à partir des nominations effectuées par le président de la République et par les juges judiciaires et administratifs. Par ailleurs, fait notable, les décisions prises par le HSYK sont dorénavant sujettes à recours.

Ce changement du mode de recrutement sera critiqué par l’opposition qui considère que le gouvernement accroit son influence sur cette institution en permettant à ses nombreux partisans d’être élus. L’indépendance du pouvoir judiciaire serait en danger et risquerait de tomber sous le contrôle de l’AKP. Le Parti républicain du peuple (CHP) dépose alors un recours devant la Cour constitutionnelle présidée par Hasim Kilic. La Cour qui auparavant avait rejeté plusieurs projets de réforme de la Loi fondamentale proposés par l’AKP, ne rejette pas cette fois-ci la réforme dans sa totalité. Seules sont annulées quelques dispositions comme la capacité donnée au Président de la République de nommer les membres du Conseil supérieur de la magistrature. Les autres points objets de la révision sont adoptés. Au-delà des critiques formulées par l’opposition, l’ancien mode de composition de la Cour constitutionnelle et du HSYK ne correspondait pas aux standards européens en matière d’indépendance et d’impartialité du pouvoir judiciaire.

Outre la réforme de ces deux institutions, la révision met également sur d’autres points la Turquie en conformité avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne déjà signée. Les fonctionnaires se voient accorder de nouveaux droits. Si le recours à la grève leur ai toujours interdit, ils sont dorénavant autorisés à mener des négociations collectives. D’autre part, la discrimination positive est reconnue en faveur des personnes âgées et l’égalité des sexes est affirmée.

La grande majorité des acteurs politiques et des analystes considèrent que la Turquie a besoin d’une constitution entièrement civile et non d’une constitution militaire « démocratisée ». Cependant, l’affirmation du principe de la supériorité du droit international et des traités internationaux sur les lois nationales se pose dans ce nouveau projet de constitution. A cet effet, Kemal Baslar considère que « les organisations de la société civile et les spécialistes en droit international doivent participer à la rédaction de la nouvelle constitution »[10]. D’autres pensent par ailleurs, qu’un débat sur la Constitution qui ne ferait pas participer la société civile ne serait pas démocratique et serait encore voué à l’échec.

Cette réforme est présentée par ses initiateurs comme une avancée de la plus grande importance dans le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Mais c’est avant tout, la tutelle des militaires sur le système politique qui est visée. La réforme traduit sur le plan juridique le retrait des militaires dans la politique intérieure et étrangère depuis la nomination du Général Necdet Özel qui a fait suite à la démission collective à la tête de l’armée turque. En effet, le 29 juillet 2011, le chef d’état-major turc Isik Kosaner ainsi que les commandants des armées de terre, de l’air et de la marine ont démissionné sur fond de désaccord avec le gouvernement islamo-conservateur. Les divergences portaient sur la promotion des généraux incarcérés pour leur implication supposée dans des complots anti-gouvernementaux. Le commandant de la gendarmerie, le Général N. Özel sera promu d’abord chef d’Etat major de l’armée de terre puis nommé le 5 août 2011 comme chef d’Etat major de l’armée. Dorénavant, les militaires sont placés sous l’autorité des tribunaux civils. Les officiers accusés de crimes contre l’Etat y seront traduits, notamment ceux impliqués dans le coup d’Etat du 12 septembre 1980. Cependant, la puissance économique des militaires continue à bénéficier de l’autonomie financière grâce aux lois existantes, les modes de contrôle des budgets militaires par la Cour des comptes échappant à la réforme.

Le débat politique sur la nouvelle constitution

Ces dernières réformes sont produites par les interactions entre partis politiques et des institutions telles que le CSN, la Cour de cassation, la cour Constitutionnelle, le HSYK. Dans cette configuration, l’AKP occupe des positions dominantes dans le système politique. Par la mise en œuvre de ces réformes, il cherche à réduire graduellement l’influence de l’armée et à se dégager de l’emprise du système judiciaire qui entrave son action. La Constitution de 1982 apparaît ainsi comme un objet de tensions permanentes entre le gouvernement dirigé par l’AKP et l’opposition qui essaye dès qu’elle en a l’opportunité de se saisir la Cour constitutionnelle pour faire barrage à l’action gouvernementale. Dans ce contexte, l’identité islamique de l’AKP est souvent brandie par ses adversaires qui l’accusent de violer la Constitution.

Les conflits qui sont apparus en février 2008 lors du débat sur l’éventualité de lever l’interdiction du port du voile dans les universités montrent toute l’importance des principes  constitutionnels. Saisie par l’opposition, la Cour Constitutionnelle annula ce projet en se prononçant non pas sur la forme mais sur le fond considérant qu’il remettait en cause les principes fondamentaux de la République et tout particulièrement le principe de laïcité. La Cour Constitutionnelle apparaît ainsi comme un contre pouvoir à l’action politique de l’AKP pourtant à la tête du gouvernement.

Si l’AKP considère que la réforme de la Constitution de 1982 doit renforcer la démocratie en Turquie et appuyer le projet d’adhésion à l’Union Européenne, il n’en reste pas moins que les révisions sont arrivées à une étape difficilement franchissable tant les modifications ont été nombreuses. Face à ses limites, l’AKP avait annoncé à l’issue de sa victoire aux législatives en 2007, la nécessité d’élaborer une « Constitution civile ». Dans un discours, R. T. Erdoğan réaffirma haut et fort son projet de poursuivre la réforme devant ses partisans : « Le peuple nous a transmis le message d’élaborer une nouvelle Constitution à travers le consensus et la négociation ». Afin de barrer les ambitions constitutionnelles de l’armée, il n’hésitera pas à déclarer : « Notre peuple refuse la constitution du coup d’Etat ».

Mais dans les faits, il ne se limite pas à vouloir changer de constitution mais entend ouvrir le débat sur la nature du régime de la Turquie. En effet, la nouvelle République turque repose depuis sa création sur un système parlementaire avec des forces et des faiblesses. L’émergence aujourd’hui d’un système présidentiel peut faire naître des nouveaux problèmes qui pourront perdurer à l’avenir. La Turquie se retrouve exposée à des problèmes nouveaux pour la société turque. Les confrontations entre  laïcs et islamistes, entre Kurdes et nationalistes turcs, entre Alévies et Sunnites, pour ne prendre que ces exemples, viennent compliquer la tâche des nouveaux dirigeants turcs favorables au régime présidentiel qui doivent ainsi faire face à des crises successives.

En ce sens, R. T. Erdoğan défend un projet constitutionnel qui ferait basculer la Turquie d’un régime parlementaire vers un régime présidentiel sans être très précis sur la forme qu’il pourrait prendre : « Maintenant une nouvelle constitution sera rédigée. Nous travaillons pour la réaliser. Dans ces travaux, présidentiel (comme celui des Etats-Unis), et le système semi-présidentiel (comme celui de la France) seront discutés »[11]. Cet objectif est partagé par tous les partisans de l’AKP qui ont trouvé en lui un futur Président idéal. Les autres partis politiques qui ont participé à l’élection de juin 2011 se montrent quant à eux critiques sur ce passage à un régime présidentiel.

Il n’en reste pas moins qu’il est impossible de penser que le système américain, voire semi-présidentiel comme en France puisse être importé en Turquie à l’identique. Alors même que le gouvernement annonce l’adoption d’une nouvelle constitution pour 2013, il reste encore difficile d’imaginer quels seront les pouvoirs et les devoirs de chacune des institutions si le type de régime change effectivement. Pour sa part, le BDP, parti pro-kurde qui revendique un système fédéral comme en Allemagne avec des « länder » considère que le rôle du président de la République en Turquie pourrait rester « symbolique » comme il l’est en Allemagne.

Néanmoins, l’élection du président de la République par la Grande Assemblée Nationale n’apparaît pas forcément comme une solution idéale en Turquie. En effet, son élection a donné lieu dans le passé à de nombreux conflits. On peut ainsi considérer qu’il serait plutôt préférable de réformer les lois qui empêchent le bon déroulement de l’élection du président tout en gardant le même type de régime. Dans une telle configuration, le président serait responsable de ses actes comme le propose le président français, François Hollande. Un président qui joue le rôle d’un arbitre ne doit pas détenir des pouvoirs excessifs et rester neutre.

Conscient des enjeux et des équilibres politiques à maintenir, l’AKP œuvre à construire un consensus le plus large avec les autres partis politiques. Arrivé en tête des élections législatives du 12 juin 2011, le parti a obtenu plus de 50 % des voix et dispose de 326 députés dans un parlement qui compte 550 sièges. Le besoin d’établir un équilibre est d’autant plus sensible que le nombre de siège dont il dispose n’est pas suffisant pour faire passer à lui seul le projet constitutionnel 330 sièges que ce soit par voie parlementaire ou référendaire. Les négociations avec les autres forces politiques s’imposent comme une évidence. Cette révision est donc tributaire d’accords entre partis politiques. Les discussions doivent alors permettre à l’AKP de mobiliser l’opinion publique pour déconstruire l’image d’une révision constitutionnelle associée à un projet d’islamisation de la société.

Le rapprochement entre partis politiques de diverse obédience s’est réalisé. Aujourd’hui, tous les acteurs politiques s’accordent à mettre un terme à la militarisation du système politique et faire respecter les libertés fondamentales à l’instar de ce qui s’est passé en Grèce en 1974. A cet égard, il est remarquable de souligner dans l’histoire de la République turque que pour la première fois, les préparatifs d’une nouvelle constitution excluent la participation de l’armée.

Aujourd’hui, l’assise des partis favorables à un changement démocratique s’est élargit à l’ensemble des forces politiques. Tous les partis politiques représentés actuellement au parlement (AKP, CHP, MHP et BDP) ont en effet accepté l’idée que l’assemblée élue en juin 2011 œuvre à la rédaction d’un nouveau texte fondamental. Outre l’AKP, le MHP conduit par Devlet Bahçeli, le BDP dirigé par Selatin Demirtas se déclarent favorables à un changement de constitution. Au sein du CHP, le nouveau secrétaire général K. Kiliçdaroglu se montre plus ouvert à l’idée d’une nouvelle Constitution que ne l’était Deniz Baykal qui avait dirigé le parti de 1992 à avril 1999. Il se déclare prêt à discuter de toutes les questions, y compris de l’élargissement de la notion de citoyenneté.

Le projet d’une nouvelle Constitution n’est pas seulement souhaité par les forces politiques et les organisations de la société civile. Il est également porté par des milieux économiques. L’Association des industries et des entreprises de Turquie (TUSIAD) s’est déclarée en faveur « d’une Constitution du 21ème siècle qui sera préparée en vertu de l’expression de notre volonté de vivre ensemble librement sur la base d’un vrai contrat social ». Fondée en 1971, cette organisation non gouvernementale indépendante, qui œuvre à l’expression publique des entreprises privées a publié à l’issue du référendum constitutionnel un communiqué de presse le 14 septembre 2010 dans lequel elle fait état « (…) de l’attente commune de la société pour l’élaboration d’une nouvelle constitution, qui va complètement remplacer la Constitution de 1982, en impliquant les partis politiques et les organisations de la société civile ». Certains intellectuels turcs, comme le constitutionaliste Kemal Gözler[12], reconnaissent que les articles de la Constitution de 1982 puissent être révisés à l’exception des trois premiers articles[13].

D’autres critiquent le mode de désignation du Comité. Mustafa Erdogan, professeur de Droit constitutionnel, considère qu’une constitution écrite par un comité consultatif qui n’est pas élu au suffrage électoral, est une constitution plébiscitaire écrite dans la construction d’un procédé hiérarchique[14]. Le constitutionnaliste, Ergun Özbudun estime que si la rédaction de la constitution repose sur un consensus entre les partis politiques, le sens de la responsabilité politique s’imposera et des solutions dogmatiques seront évitées. Par contre, si un parti qui constitue la majorité prépare la constitution en excluant les autres composantes du parlement, la constitution sera dogmatique et idéologique et dépourvue de toute responsabilité politique[15]. Il considère que la Turquie a besoin d’une constitution libérale. Toutefois, les dispositions contenues dans la Constitution perturberont les valeurs politiques et idéologiques de la concurrence libre et égale entre partis politiques. Certains partis seront placés dans une position forte, d’autres dans une position de faiblesse. De son point de vue, « la Constitution doit être libérée des valeurs idéologiques, et le texte doit être neutre »[16].

Pour Yavuz Atar, professeur des universités, il est important que le travail préparatoire d’une nouvelle constitution soit fondé sur un consensus. Lorsqu’on écrit une constitution, les forces politiques représentées, que ce soit un parti, un conseil ou une assemblée constituante élue par la «participation et le consensus», sont fondées sur les principes du «contrat social»[17].

Le projet de R. T. Erdoğan d’une constitution écrite par les civils

La rédaction d’une nouvelle Constitution est confrontée à plusieurs défis. Lors d’une réunion de la Plateforme d’Abant, en mars 2012, le Prof. Dr. Bekir Parlak identifie toute la difficulté du projet de rédaction d’une nouvelle Constitution : « Il y a douze points de tension dans la préparation de la nouvelle constitution, la sécurité, la liberté, la liberté individuelle, le législatif, l’exécutif, le juridique, l’espace public, l’espace privé, la nation, l’appartenance ethnique ». Au-delà du texte constitutionnel, d’autres partisans demandent à ce que toute une série de dispositions répressives inscrites aujourd’hui dans la loi électorale, la loi sur les associations et sur les partis politiques, le code de procédure pénale, le code anti-terroriste, disparaissent. Pour que la Constitution réponde aux exigences européennes dans les domaines sociaux, culturels et des droits de l’homme, elle doit fournir un cadre qui laisse l’Etat se porter garant de la libre pratique des langues, des religions et qui assure la reconnaissance des droits individuels à pouvoir s’exercer librement.

Déjà en 2007, le gouvernement dirigé par l’AKP, fort de sa victoire aux législatives, avait annoncé l’élaboration d’une « Constitution civile » en confiant à une commission d’experts, présidée par le constitutionnaliste, Ergun Özbudun, le soin de rédiger un premier texte. Le débat sur les 3 premiers articles réputés intangibles de la Constitution de 1982 avait donné lieu à un premier blocage. Par la suite, la tentative en 2008 de lever l’interdiction du voile à l’université et le procès tendant à faire dissoudre l’AKP par la Cour constitutionnelle avait conduit ce projet à l’échec.

Aujourd’hui, une commission dite de « réconciliation », rassemblant trois parlementaires de chaque parti représenté à l’assemblée nationale a été convoquée afin de préparer la rédaction de la Constitution. Par la mise en place de ce groupe, le président de l’Assemblée, Cemil Çiçek, entend ainsi à ce que tous les partis intègrent le débat suivant un agenda. Alors que l’achèvement de l’avant projet avait été fixé dans un premier temps pour le premier semestre 2012, les travaux se sont prolongés. La rédaction du nouveau texte devra suivre plusieurs étapes. Jusqu’à fin avril 2012 la commission constitutionnelle auditionne les hommes et les femmes, membre de partis politiques de toute tendance d’autres organisations de la société civile afin de recueillir tous les commentaires et suggestions qui aideront à apporter une pierre au nouvel édifice constitutionnel. La rédaction d’un avant-projet a alors débuté en mai 2012. L’Assemblée débattra ensuite du texte qu’elle présentera au terme de ses travaux au référendum qui sera organisé en août 2012[18].

Certains critiqueront cet agenda. Le leader du groupe parlementaire du CHP, Akif Hamzacebi a pour sa part dénoncé une « précipitation » qui comportait le risque de mutiler les libertés.

Mais ces divergences n’empêcheront pas le fonctionnement de cette commission qui réunit trois députés de chaque parti politique indépendamment de leur force électorale et de leur représentation dans l’assemblé turque. Une telle composition avait été proposée par l’AKP et acceptée par les autres forces politiques.

Cependant, le gouvernement de R. T. Erdoğan n’a pas attendu l’adoption de la nouvelle constitution pour régler le compte avec les chefs de l’armée qui ont violé « les règles démocratique ». La démilitarisation du système politique se prolonge par la poursuite judiciaire de nombreux cadres de l’armée. Le 4 avril 2012, le procès de l’auteur du coup d’Etat de 1980, l’ex général Kenan Evren, s’est ouvert à Ankara. Le 12 avril 2012, des anciens officiers soupçonnés d’implication le 28 février 1997 dans la chute du premier gouvernement dirigé par le leader islamiste Necettin Erbakan sont arrêtés. Ces événements avaient été qualifiés en Turquie de « coup d’Etat postmoderne » du fait de la non intervention des troupes et du maintien de l’administration civile. L’ex-général Cevik Bir, et d’autres militaires à la retraite sont interpellés à Istanbul. L’ancien chef d’état-major de la marine, Özden Örnek, et le chef de l’Etat-major de l’armée de terre, Ibrahim Firtina, sont en détention depuis le 12 février 2011. Ilker Basbug, l’ancien chef d’Etat major de l’armée turque a quant à lui été arrêté et emprisonné le 6 janvier 2012. Il est accusé dans l’affaire « ANDIC », d’avoir créé et dirigé une organisation terroriste. Tous ces cadres de l’armée attendent leur procès depuis leur cellule. En juin 2012, plus de 150 généraux (en service et à la retraite) sont emprisonnés. Par ailleurs, d’autres militaires à des niveaux moins élevés de la hiérarchie se trouvent également détenus en prison. Tous ces faits exceptionnels dans l’histoire de la République turque sont d’autant plus remarquables qu’avant 2009, l’emprisonnement des militaires ne serait-ce d’un sous-officier, était inenvisageable.

Il n’en reste pas moins que si le projet de mise à l’écart de l’armée a été bien mené par le gouvernement, la question de la résolution de la question kurde reste en suspens.

L’identité kurde : une question brûlante

La majorité des acteurs politiques turcs se déclare favorable à une constitution qui ne porte pas atteinte à une religion, à une langue, à une origine. Assez souvent, les mêmes acteurs se déclarent être opposés à la division de la République turque car ils pensent que l’enseignement en langue kurde en Turquie contribuera forcément à l’éclatement du pays comme cela s’est produit dans l’ex-Yougoslavie. La place à donner dans la Constitution à l’identité turque et à la laïcité n’en est pas moins différente selon les protagonistes.

Dans l’histoire, les Kurdes ne se sont pas vus accorder des Droits par la République turque. Le Traité de Lausanne signé par la nouvelle république turque et les Alliés le 10 août 1920est resté lettre morte dans les dispositions des différentes constitutions turques. L’article 39/4 disposait qu’« il ne sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant turc d’une langue quelconque, soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publications de toute nature, soit dans les réunions publiques ». L’article 39/5 déclarait que « des facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de langue autre que le turc, pour l’usage oral de leur langue devant les tribunaux ».

La Constitution de 1961 ne mentionne pas dans quelle langue l’enseignement doit être assuré. La Constitution de 1982 énonce quant à elle dans son article 42 que « l’éducation ne peut pas  se faire en dehors de la langue turque ». L’enseignement de la langue kurde subit cette disposition alors même que dans le même temps des écoles assurent en Turquie un enseignement en anglais, français, allemand, par exemple.

Cependant, de façon à mettre le pays en conformité avec les exigences de l’Union Européenne, une pression s’est faite pour que la Constitution reconnaisse et protège les libertés individuelles et collectives, notamment celles en faveur des minorités ethniques et religieuses. Il n’en reste pas moins que la question identitaire n’a jamais été posée en tant que telle dans les différentes révisions. Les trois premiers articles de la Constitution de 1982 qui considèrent que l’Etat Turc est une république, que la République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, et que l’Etat turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible dont la langue officielle est le turc, sont restés inchangés conformément aux dispositions de la Constitution qui en fait des principes protégés de toute révision.

Dans un pays où la langue est un sujet auquel les Kurdes sont extrêmement sensibles, comment le débat sur l’identité se pose-t-il dans le projet mené par R. T. Erdoğan qui vise à l’établissement d’un système présidentiel ? Doit-il être fait référence aux Turcs dans la Constitution ? Si tel était le cas, les autres minorités se sentiraient-elles exclues ? De la même façon, doit-il être fait référence aux Kurdes ? La Turquie est-elle prête à un Etat fédéral avec par exemple un Kurdistan comme le revendique les Kurdes en Turquie ?

A la différence du débat sur la démilitarisation du système qui emportait l’adhésion de tous, les points de vue divergent sur la question identitaire. Certains acteurs politiques turcs considèrent que le terme de peuple « turc » ne désigne pas une race mais une nation tout entière. D’autres encore, considèrent que dans la nouvelle constitution les références à une identité ethnique ou religion ne doivent pas être mentionnés. Il faudrait selon eux faire mention d’une identité « Türkiyeli » (de Turquie) plutôt qu’à une identité turque. Certains partis comme le MHP de Devlet Bahçeli, s’opposent à tout changement de la Constitution sur cette question identitaire qui risquerait de leur point de vue de mettre en danger l’unité de la Turquie. Pour lui, il n’y a pas une question kurde, mais un problème de terrorisme et de séparatisme.

Les déclarations de R. T. Erdoğan sur cette question sont quant à elles très souvent contradictoires. Le 3 mars 2011, pour trouver une solution à la question kurde, il lance une campagne intitulée « Ouverture à la question kurde » puis rebaptisée « Ouverture démocratique ». D’un autre côté, dans son discours prononcé le 5 mai 2012 lors du Congrès de l’AKP à Adana, il fait abstraction de toute référence aux Kurdes : « Nous avons quatre lignes rouges en Turquie. Il y a un seul Etat, une seule nation, un seul drapeau, et une seule religion ». Il fait référence à un Etat Turc, la nation turque, le drapeau turc, et, avant de se rétracter trois jours après, l’islam. Cette position sera combattue par un député du BDP pour qui il y a plusieurs nations en Turquie : « Oui, à l’intégrité du pays, à l’unicité du drapeau, à une structure unitaire. Mais, une seule nation, jamais, jamais. »[19]

La question identitaire est une ressource que les partis politiques mobilisent dans leurs négociations avec l’AKP contrainte d’élargir son jeu d’alliances. Pour rassembler toutes les opinions, une solution pourrait consister à considérer que les langues des minorités pratiquées traditionnellement sur le territoire de la République font partie intégrante du patrimoine national de la Turquie. Les habitants des régions concernés seraient alors en droit de les utiliser à côté de la langue officielle. Par ailleurs, une ouverture de l’AKP en direction des Kurdes qui se concrétiserait par la reconnaissance d’enseigner le kurde, pourrait lui permettre d’affirmer son influence dans les régions kurdophones.

Les Kurdes sont-ils eux-mêmes favorables à la décentralisation, au fédéralisme ou l’autonomie ? Pour leur part, les partis pro-kurdes sont opposés aux références qui évoquent la langue et l’identité turques. Ils considèrent que l’Etat a l’obligation de fournir une formation dans des langues pratiquées dans le pays. La préservation des langues, est une obligation que les dirigeants de l’Etat doivent assumer. Ils s’appuient sur un principe du droit international suivant lequel les obligations internationales ont la primauté sur les lois nationales. La Turquie doit s’accorder aux standards et se débarrasser des dispositions antidémocratiques contraires à un état de droit. Ils considèrent que le génocide et de la langue maternelle et de la culture kurde continue.

La question d’une décentralisation, autonomie, fédération, constitue, aux côtés de la question de l’enseignement du kurde à l’école, une préoccupation partagée par tous les acteurs politiques kurdes. L’indépendance n’est quant à elle proposée par aucune force politique kurde. Par exemple, le 14 juillet 2011, 850 délégués du Congrès démocratique du peuple (DTK), une organisation légale pro-PKK, ont approuvé à Diyarbakir la « déclaration de l’autonomie démocratique », terminologie proposée par Abdullah Öcalan. D’autres acteurs politiques kurdes comme le maire de Diyarbakir se sont montrés favorables à ce que la Turquie se dote d’une structure décentralisée qui transmette des compétences aux collectivités locales. D’autres encore comme Kemal Burkay, homme politique et écrivain kurde revendique une autonomie pour les régions kurdes de Turquie.

Les députés du Parti de la paix et de la démocratie (BDP), parti pro-kurde, issus de différents courants politiques ont quant à eux adopté des positions variées sur le nouveau texte constitutionnel. Reprenant l’idée « d’autonomie démocratique », le BDP demande la reconnaissance des droits culturels kurdes considérés comme ne remettant pas en cause l’unité de la Turquie. Le 12 septembre 2011, il participe aux élections législatives sous la bannière d’une plate-forme « Emek demokrasi ve barış » (Travail, démocratie et paix). Les militants kurdes obtiennent 36 députés. Ils en avaient obtenu 21 aux élections législatives de 2007. Cette entente rassemble plusieurs courants politiques. On y trouve Leyla Zana, connue comme défenseur des droits des Kurdes, des autonomistes, fédéralistes kurdes comme Serefetin Elçi, mais également des militants socialistes comme Ertuğrul Kürkçü, Sirri Süreya Önder et aussi des militants proches de l’islam politique tels Altan Tan. Tous s’accordent à ne pas réviser l’actuelle Constitution. Ils souhaitent l’instauration d’une nouvelle Constitution qui supprimerait la conception ultra-nationaliste de la constitution turque. D’autres encore aspirent à ce que la langue kurde devienne une langue officielle dans les régions de Turquie où elle est parlée.

Hasip Kaplan, député du BDP et membre du Comité de concertation sur la Constitution (Anayasa Uzlaşma Komisyonu) rend public le 22 avril 2012, un texte rassemblant des revendications relatives à la question kurde. Ce projet présenté devant la commission parlementaire pour la nouvelle constitution est l’œuvre de partis politiques, d’organisations et de syndicats pro-kurdes. Quatre points principaux doivent selon eux être garantis par la nouvelle Constitution : la reconnaissance de l’identité kurde, l’éducation en langue kurde, l’utilisation de la langue kurde à côté le turque toutes les institutions officielles dans la région kurde, et enfin la reconnaissance du droit à l’autodétermination, fédéral ou d’autonomie pour les Kurdes telle que prévue par les normes de l’Union européenne. Ces organisations considèrent que la langue kurde et l’identité kurde doivent être mentionnées dans le nouveau texte constitutionnel. Faire abstraction de ces points priverait les Kurdes d’une avancée et de l’opportunité de répondre aux exigences d’une démocratisation fondée sur le respect de toute la diversité qui compose la Turquie. Pour sa part Kemal Burkay, homme politique kurde, membre du Parti des droits et des libertés (Hak ve Özgürlükler Partisi – HAK-PAR) considère que le modèle de l’État centralisateur unitaire est dépassé aujourd’hui. « On a besoin de faire la transition vers la structure fédérale. Actuellement le Canada, la Belgique, l’Allemagne et les États-Unis sont gérés de cette manière »[20].

En février 2013, le premier ministre a déclaré que si le CHP et le MHP entravaient la rédaction de la nouvelle constitution, il cherchera un accord avec le BDP pour faire un référendum sur la nouvelle constitution. Ravi, le président du BDP, Selahattin Demirtas, a répondu que le BDP était plus disposé  à collaborer dans l’écriture de la nouvelle constitution avec l’AKP que les autres partis turcs. Il a posé cependant plusieurs conditions. Premièrement, la définition de la citoyenneté doit être modifiée. Le mot « Turc » doit être supprimé et remplacé par le mot « Türkiyeli » (citoyen de Turquie). Deuxièmement, la nouvelle constitution doit assurer la pratique des langues et cultures minoritaires. Troisièmement, les langues maternelles dont le kurde doivent être librement pratiquées dans tous les domaines dans les services publics. Leur enseignement doit être assuré. Au-delà le BDP sous-entend l’autonomie pour la région kurde.

Mais au-delà du débat entre partis politiques, cette question est tributaire du conflit qui oppose le PKK à l’Etat. Les violences rendues visibles par des attentats ou bien par des accrochages entre l’armée turque et les guérilleros du PKK perturbent le développement d’un climat propice à des débats sereins pour un changement constitutionnel. Le 28 décembre 2011, à Uludere Roboski, 34 contrebandiers kurdes dont 16 enfants de moins de 16 ans ont par exemple trouvé la mort dans un bombardement de F-16 turcs. Cette question est également tributaire de l’environnement régional. Le Kurdistan d’Irak représente le modèle d’une autonomie la plus large, de facto l’indépendance. Actuellement, en Syrie, le contrôle des régions kurdes du nord par les Kurdes de Syrie constitue un exemple qui incite les Kurdes de Turquie à revendiquer plus de droits politiques. Cette montée en force des kurdes de Syrie oblige le gouvernement turc à briser le tabou kurde en prenant le PKK comme interlocuteur.

D’un côté, le gouvernement dirigé par l’AKP poursuit des pourparlers avec A. Öcalan en détention en Turquie depuis 1999 ainsi qu’avec les dirigeants du PKK actifs dans la base-arrière de l’organisation au Kurdistan d’Irak (dans les montagnes de Kandil) et en Europe. Le premier ministre, R. T. Erdoğan a déclaré publiquement que A. Öcalan, condamné à la prison à vie sur l’île d’Imrali, représente un interlocuteur pour les autorités turques. Pour le premier ministre, ce n’est pas le gouvernement en tant que tel qui discute avec A. Öcalan mais l’Etat par l’intermédiaire de l’Organisation du renseignement national, (Millî İstihbarat Teşkilatı – MIT). Ainsi, le 3 janvier 2013, pour la première fois une délégation du BDP, le parti pro-kurde en Turquie a été autorisée par le gouvernement turc pour visiter le leader du PKK dans le cadre de négociations entre A. Öcalan et l’Etat turc.

D’un autre côté, le gouvernement dirigé par l’AKP mène une politique complexe faite de déclarations contradictoires, parfois favorables, parfois défavorables aux Kurdes. Dans le passé, il s’est ainsi opposé à plusieurs reprises à l’esprit d’ouverture sur la question kurde. Ainsi, le 25 mars 2012, lors de sa visite à Séoul en Corée du sud, le Premier Ministre R. T. Erdoğan dénoncera quant à lui les revendications portées par les Kurdes. L’enseignement en langue maternelle kurde ne pourra pas avoir lieu car la langue officielle est le turc. Il laisse la possibilité au « kurde et à l’ottoman » d’être enseignés en option à l’école. En plaçant la langue kurde aux côtés de « l’ottoman », une langue qui n’existe pas, le chef du gouvernement minimise ainsi la portée de la revendication kurde. Pour sa part, le nouveau président du CHP, K. Kiliçdaroglu, l’artisan de la montée de son parti aux législatives qui a obtenu son meilleur score depuis 1977, ne s’oppose pas à des pourparlers entre les autorités et A. Öcalan et le PKK. A cet égard, K. Kiliçdaroglu a lors d’une rencontre avec le premier ministre présenté un dossier pour trouver une solution à la question kurde, faisant ainsi preuve de sa capacité à débattre de ces questions sensibles. Cette position tenue par ce leader politique qui est d’ailleurs d’origine kurde lui vaudra d’être accusé par l’aile droite de son parti d’œuvrer à la destruction de l’unité de la Turquie. Les partisans de l’ancienne direction du CHP l’accuseront plus précisément de ne pas défendre la laïcité et d’être un allié de l’AKP dans l’entreprise de destruction des valeurs républicaines portées par le kémalisme. Il est vrai qu’il avait affiché des nouvelles dispositions en rupture avec les points de vue développés par l’ancien secrétaire général, Deniz Baykal.

Dès lors, l’enjeu du débat est fondamental. L’adoption d’une nouvelle Constitution pourrait être un moyen de dissoudre le particularisme kurde en intégrant les revendications au sein d’une République « une et indivisible ». Mais la langue turque peut-elle rester la seule langue officielle ? De leur côté, les acteurs politiques kurdes ne considèrent pas que la population kurde est une minorité. Cela s’explique par son nombre (20 millions sur une population totale en Turquie de 72 millions) et sa participation active dans la fondation de la nouvelle République turque. De plus, la guerre de la libération nationale a été menée par les deux peuples. Atatürk  a préparé la guerre de libération en organisant deux congrès clandestins avec les notables kurdes à Sivas puis à Erzurum. Les Kurdes ont également participé à la création de la nouvelle république turque sur le plan culturel, économique, politique et militaire. Ils ont également participé à l’élaboration intellectuelle de la République et du nationalisme turc. Pour ne prendre que quelques exemples, Abdullah Cevdet était un intellectuel kurde reconnu qui avait participé activement à la fondation de la République turque. Ziya Gökalp, d’origine kurde, est quant à lui considéré comme un des théoriciens du nationalisme turc. Les députés de toutes les régions kurdes, vêtus de leurs habits traditionnels étaient présents au sein de la première Grande Assemblée Nationale Turque, et participaient activement à l’élaboration de la nouvelle vie politique. Sur le plan militaire, les Kurdes étaient également présents dans l’armée turque sur tous les fronts sans distinction.

Aujourd’hui, les défenseurs de la culture kurde revendiquent l’égalité à partir de cet héritage. Pour ces acteurs kurdes, les Turcs et les Kurdes représentent deux peuples constitutifs de la République Turque. Ces deux peuples doivent être égaux dans et devant les lois et la Constitution. Selon eux, conserver les adjectifs « la supériorité turque» dans les lois et dans la constitution serait à la source d’insurmontables problèmes qui inciteraient à la discrimination.

La question identitaire se pose également du point de vue des religions. Cette question est d’autant plus sensible aujourd’hui que l’AKP à la tête de l’Etat et du gouvernement est connu comme un parti politique démocrate et conservateur issu de la mouvance islamiste. A plusieurs reprises, il a été accusé par l’opposition et le président de la Cour constitutionnelle de vouloir remettre en cause la laïcité. En 2008, il a été menacé d’interdiction pour atteinte à la laïcité. Finalement, la Cour constitutionnelle privera le parti de la moitié des 26 millions d’Euros de subvention publique annuelle pour activités anti-laïques[21].

Dans ces conditions, la question des religions occupe une place sensible dans la rédaction d’une nouvelle constitution. Si le libre exercice des cultes est garanti par l’Etat et l’utilisation de la religion par des partis politiques ou association interdite, certains acteurs politiques s’inquiètent néanmoins des risques d’élargissement de la liberté religieuse dans le nouveau texte[22]. La pratique de l’islam, comme le port du voile dans les universités pourraient se voir reconnus. La construction d’une alliance entre forces politiques se pose une nouvelle fois comme un nouveau défi pour l’AKP. Pour leur part, les représentants des minorités religieuses souhaitent que leur religion ne soit pas exclue. Le Premier ministre R. T. Erdoğan a lui-même reconnu les injustices subies par les divers groupes religieux en raison de leurs différences. L’AKP s’est alors employée à atténuer les craintes exprimées par les minorités et l’esprit de suspicion qui existe à son encontre. Il est significatif de voir que le patriarche œcuménique de l’Eglise orthodoxe de Constantinople, Bartholomé I, a été auditionné devant la Commission de l’Assemblée nationale turque qui prépare la rédaction de la nouvelle Constitution[23].

Le débat sur la rédaction de la Constitution marque une étape dans la démocratisation de la Turquie. Il est tributaire d’un contexte national et international. Comme on l’a vu, les Kurdes, la laïcité, le rôle de l’armée, l’Europe, le « Printemps arabe » et notamment la crise que traverse son voisin du sud, la Syrie sont autant de questions qui ont une influence dans la rédaction du nouveau texte constitutionnel. L’interrogation qui domine alors porte sur les capacités des débats ouverts à véritablement transformer le régime parlementaire en un régime présidentiel. A cet égard, la démocratie doit pouvoir reposer sur de nouvelles règles procédurales qui organisent le fonctionnement des grandes institutions et au-delà du système politique lui-même. La construction d’un Etat de droit démocratique basé notamment sur le respect des libertés fondamentales et la bonne gouvernance est une condition sine qua non du succès d’une constitution. Dans ce cadre, l’enjeu est de disposer d’un nouveau cadre qui place toutes les composantes sur un pied d’égalité qui mette fin au système hyper centralisé qui a jusque là présidé au fonctionnement de la Turquie. Cependant, l’histoire constitutionnelle et politique de la Turquie ne s’effacera pas complétement. Toute constitution reste en effet tributaire du contexte politique. L’esprit sécuritaire qui prévalait dans la Constitution de 1982 disparaîtra-t-il face à une conception démocratique élaborée pour répondre aux enjeux qui traversent le pays en ce début de XXIème siècle. De la même façon, si les militaires avaient conduit à l’adoption d’un cadre constitutionnel qui mettait le système politique sous l’emprise de règles qui prêtaient à un exercice autoritaire du pouvoir, les dirigeants politiques d’aujourd’hui parviendront-ils à construire un consensus autour de la nouvelle Constitution sans que cette dernière ne devienne l’occasion d’accentuer leur domination politique ? Le débat crucial qui se pose en Turquie porte cependant sur la question kurde qui s’est aujourd’hui internationalisée. Une constitution qui ne prendrait pas en considération tous ces changements à l’œuvre dans la région pourrait-elle être viable ? C’est là toute la question qui s’impose aux dirigeants turcs pour la démocratisation de la Turquie.

Chronologie

27 mai 1960Coup d’État
12 mars 1971Coup d’État : l’armée exige la démission de Süleyman Demirel. Poursuite de la politique de répression
12 septembre 1980Coup d’État la poursuite de l’agitation politique aboutit à un nouveau coup d’Etat militaire, dirigé par le général Kenan Evren. La répression frappe les mouvements d’extrême gauche et les Kurdes, mais épargne les ultranationalistes.
7 novembre 1982Un référendum national est tenu sur une nouvelle Constitution proposée par le chef de la junte, le général Kenan Evren. À la suite d’une campagne référendaire controversée, le projet est appuyé par 92 % des électeurs. Beaucoup moins libérale que la précédente, la Constitution instaure un régime de type présidentiel qui octroie un pouvoir supérieur à l’exécutif.
Juillet 1983Création du Parti de la Prospérité (Refah en turc)
6 novembre 1983Le processus de démocratisation trouve son aboutissement dans les législatives du où seuls trois partis sont autorisés à se présenter. Le Parti de la mère patrie (ANAP) arrive en tête avec 45 % des voix et obtient la majorité absolue à la Grande assemblée nationale. Le taux de participation -plus de 92 %- , de même que les faibles appuis accordés aux deux autres formations associées au régime militaire, sont interprétés comme la volonté du peuple de retourner à un système démocratique. Turgut Özal devient Premier ministre. La loi martiale est progressivement levée, à l’exception des régions kurdes.
Mars 1984Le Refah participe pour la première fois aux élections municipales et obtient 4,8% des voix.
1987La Turquie présente une demande d’adhésion à la Communauté européenne.
1987Elections législatives Le Refah obtient 7,2% des suffrages. Il n’a pourtant pas pu siéger au Parlement à cause du seuil de 10% de votes.
24 décembre 1995Elections législatives anticipées Le Refah remporte 158 sièges sur 550 et devient le plus grand parti du pays. Il a ensuite formé une coalition gouvernementale avec le Parti de la Juste Voie de Tansu Ciller. Necmettin Erbakan est devenu le premier Premier Ministre islamiste de la république laïque turque. En dépit de la promesse faite par le Refah durant la campagne électorale de 1995 d’annuler tous les accords conclus avec Israël, la coopération militaire entre la Turquie et Israël fut même renforcée durant sa participation au pouvoir.
28 février 1997Le Conseil de sécurité nationale (MGK – Milli Günvenlik Kurulu), adressait au gouvernement de coalition du leader islamisme Necmettin Erbakan une série d’injonctions lui demandant de respecter la laïcité. Ces événements souvent qualifiés en Turquie de coup d’Etat postmoderne car les troupes n’interviendront pas et l’administration civile restera en place.
18 avril 1999Elections législatives. Le Parti de la gauche démocratique obtient 22,19 des suffrages exprimés – 136 sièges. Le Parti de la vertu (Fazilet) 15,41 des suffrages exprimés – 111 sièges
12 décembre 1999La candidature de la Turquie à l’Union Européenne est officiellement reconnue
2001Révision constitutionnelle importante a affecté près d’un cinquième des articles de la loi fondamentale turque. Le conseil de sécurité nationale est devenue une institution majoritairement composée de civils, tandis que son pouvoir d’injonction lui était enlevé au profit d’une compétence simplement consultative. Le chapitre de cette même Constitution, consacré aux droits et libertés, a fait également l’objet d’un toilettage important.
3 novembre 2002Elections législatives Parti pour la justice et le développement (AKP) Suffrages   10 779, 489 % des suffrages   exprimés   34,3 % Sièges 363
1er mars 2003Le parlement turc refuse de voter la résolution qui aurait permis aux États-Unis de déployer 62 000 militaires américains sur le territoire turc et d’utiliser les bases et ports en cas d’attaque contre l’Irak par le Nord.
29 mars 2004Elections municipales
3 octobre 2005Les négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne commencent
27 avril 2007« Crise présidentielle » Abdullah Gül le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, membre de l’AKP, qui était le seul candidat en lice recueille 357 suffrages sur les 361 députés présents. Le CHP dépose un recours en justice pour faire annuler le vote.
1er mai 2007La Cour constitutionnelle annule par neuf voix contre deux, le premier tour de l’élection présidentielle du 27 avril.
22 juillet 2007Elections législatives anticipées : l’AKP obtient près de 47 % des voix.
28 août 2007Abdullah Gül est élu 11e président de la Turquie par la grande assemblée nationale de Turquie nouvellement élue au troisième tour de scrutin. Il recueille 339 voix des 550parlementaires qui composent l’Assemblée.
29 mars 2009Elections municipales. AKP ne remporte que 39 % Le Parti pour une société démocratique (DTP, pro-kurde) conserve pour sa part la principale ville du sud-est à majorité kurde, Diyarbakir, ainsi que plusieurs autres villes de la zone la plus défavorisée du pays et théâtre d’une rébellion sécessionniste kurde depuis 1984.
12 septembre 2010Tenue d’un référendum constitutionnel 30 ans après le coup d’État du 12 septembre 1980.
12 juin 2011Elections législatives
4 avril 2012Ouverture du procès du général Kenan Evren, auteur du coup d’Etat du 12 septembre 1980.
3 janvier 2013Début des négociations entre A. Öcalan et l’Etat
2014Election présidentielle (prévue)

Bibliographie

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MARCOU Jean « Turquie : la constitutionnalisation inachevée », Revue du CEDEJ  n°2, « Egypte-Monde Arabe», La Découverte, décembre 2005.

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YAZICI Serap, Yeni bir Anayasa hazirligi ve Türkiye, seçkinlikten toplum sözlesmesine, Istanbul, Bilgi Üniversitesi Yayinlari, 2011


[1] Université Paris VIII – Saint Denis, mail : s.cigerli@cegetel.net

[2] Ece GÖZTEPE, Aykut CELEBI, « Anayasa kavrami ve Türkiyede Anayasa tartismalari », in Demokratik Anayasa, Görüsler ve öneriler, Edition Metis, Istanbul, 2012, pp. 13-14.

[3] Ece GÖZTEPE, Aykut CELEBI, « Anayasa kavrami ve Türkiyede Anayasa tartismalari », in op. cit., p. 16.

[4] Serap YAZICI, Yeni Anayasa Hazirligi ve Türkiye, Istanbul, Bilgi Üniversitesi yayinlari, 2011, p. 265.

[5] Atilla YAYLA, « İhtiyacımız Liberal Bir Anayasadır », Zaman Gazetesi, 22.09.2007.

[6] Zaman Gazetesi, 14.04.2012.

[7] Le Général Cevik Bir, responsable de ce coup de force exercé sur le gouvernement a déclaré en avril 2012 que la Constitution turque obligeait le CSN à intervenir en cas de menace. Il est aujourd’hui emprisonné avec d’autres généraux de l’époque accusés d’implication dans le coup d’Etat de 1997.

[8] Déclaration de Yasar Büyükanit.

www.tsk.mil.tr/bashalk/basac/2007/a08.htm

[9] Ergun ÖZBODUN, « Laiklik ve din Hürriyeti », in Demokratik Anayasa, Görüsler ve öneriler, edition Metis, Istanbul, 2012, p. 226.

[10] Kemal BASLAR, « Yeni Anayasada Uluslararasi Hukuka Iliskin Hükümler », in Demokratik Anayasa, Görüsler ve öneriler, op. cit., p. 357.

[11] Voir sa déclaration faite le 8 mai 2012, reprise dans tous les grands quotidiens de Turquie.

[12] Kemal GÖZLER, « TBMM de Yeni Anayasa Yapilabilinirmi », in Demokratik Anayasa, Görüsler ve öneriler, op. cit., p. 60.

[13] Le premier article stipule que « l’État turc est une République ».  Le deuxième précise que « la République de Turquie est un État de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et s’appuyant sur les principes fondamentaux exprimés dans le préambule ».  L’article 3 affirme que « l’État turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc. Son emblème, dont la forme est définie par la loi, est un drapeau de couleur rouge sur lequel il y a une étoile et un croissant blancs. Son hymne national est la “Marche de l’indépendance”. Sa capitale est Ankara ».

[14] ERDOGAN Mustafa, Anayasa Hukukuna Giriş, Adres Yayınları, Ankara 2004, s. 97.

[15] ÖZBUDUN, Ergun, Demokrasiye Geçiş Sürecinde Anayasa Yapımı, Bilgi Yayınevi, Ankara, 1993, p. 116.

[16] ÖZBUDUN, Ergun, « Arato, Konsensüs Arayışı ve Yeni Anayasa », Zaman Gazetesi, 29.08.2008.

[17] ATAR Yavuz, Türk Anayasa Hukuku, Konya, 2007, p. 366.

[18] Zaman, le 9 mars 2012.

[19] Déclaration de Sirri Sakık’ın, parlementaire du BDP, à l’Assemblée parlementaire turque, le 5 Décembre 2007.

[20] BURKAY Kemal, Bruxelles, Conseil de l’Europe, le 20-03-2012.

[21] http://www.robert-schuman.eu/print_oee.php?num=652

[22] Observatoire de la vie politique – 2007 – Turquie : à propos de la Constitution civile.

[23] Turquie : La nouvelle Constitution sous le regard orthodoxe, Info Catho.be, 2012